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Le démon araignée. Jorōgumo 絡新婦



Jun'ichirō Tanizaki, Oeuvres (Volume 1). Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard.
Film IREZUMI de Yasuzo Masumura. Japon 1966.
Film IREZUMI de Yasuzo Masumura. Japon 1966.
Film IREZUMI de Yasuzo Masumura. Japon 1966.

Feuille d'érable

poussée par le vent dans la toile.

Araignée demon

Tohibiki, atelier Donoeko.



"Peu à peu, les marques laissées par l’aiguille ébauchèrent la forme d’une énorme tarentule; et quand le ciel nocturne recommença à blanchir, la bête étrange, démoniaque, comme à l’affût, déployait ses huit pattes sur toute la surface du dos."

"Extrait de "Le Tatouage". Jun'ichirō Tanizaki, Oeuvres (Volume 1).

Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard.


Le « Jorōgumo » (絡新婦/Hiragana: じょろうぐも) est un type de « yokai » - 妖怪, créature du folklore japonais -, semblable à une araignée, capable de changer son apparence en celle d’une femme attirante. Les kanjis du terme Jorōgumo signifient littéralement «mariée en liaison» pouvant aussi se décliner en «女郎 蜘蛛» soit araignée prostituée ). Jorogumo peut également se référer à certaines espèces d’araignées, de façon occasionnelle, dont la Nephila et l’Agrippe.

Etude de tatouage sur poupée inspiré par l'araignée du film IREZUMI de Yasuzo Masumura.

Pour la première partie de cet article je souhaiterais vous présenter le projet de manga de l'atelier DoNoEko. Je pense que cet exercice se présentait comme le prétexte idéal pour mettre des mots et des images sur le thème du Jorogumo. Cela m'aura permis par ailleurs de me projeter comme maître Eiko Hosoe et ses fluctuations faites de lumière, dans la peau de maître Bonten Taro qui en plus d'avoir été horishi était aussi mangaka.

Vous pourrez suivre, si vous le souhaitez, les avancées du projet dans la rubrique suivante de notre site:



Les nouvelles "Eloge de l'ombre" et "Le Tatouage" de Jun'ichirō Tanizaki (谷崎 潤一郎) ont marqué irréversiblement ma pratique du tatouage japonais Edo. La première m'a enseigné l'importance de l'obscurité, du clair-obscur, dans le tatouage japonais. Voici un exemple qui illustre cette idée.

Dans une autre vie j'ai été professeur de dessin et je conseillais à mes étudiants de se réveiller durant le second tiers de la nuit afin de s'exercer au croquis d'étude nocturne. Ils ont ainsi pu expérimenter une inversion des règles associées a leurs techniques habituelles de dessin. Ils remarquèrent que lorsque l'on dessine la nuit les lois de l'espace, du temps, de la matière et de l'énergie ne sont pas les mêmes. On en vient à se demander si les ombres, sournoises ambassadrices de l'obscurité ne posséderaient pas une particule d'existence qui leur serait propre. L'ombre est capable d'occuper des états habituellement réservés à la matière. J'ai vu de mes yeux des ombres solides et fermes comme minérales, d'autres vaporeuses, éthérées, certaines liquides coulant du néant lui-même. Mais l'on peut observer aussi et très nettement des ombres en mouvement. Comme la migration désordonnée et virale d'un essaim de particules telluriques. J'invite tout dessinateur sceptique a reproduire l'expérience et dès le lendemain à me donner raison.

En tatouage traditionnel japonais (technique Tebori sans usage de stylet électrique) les ombrages (technique bokashi) doivent être profonds et les couleurs intenses. Sans pour autant s'abandonner à une gamme colorimétrique faussement soucieuse de renouvellement et modernité: industrielle, pop-art, anachronique et de ce fait artificielle.

Si l'on ne peut que saluer l'audacieuse métaphore parfaitement bien menée par la photographe Martha Cooper associant les graffitis au tatouage et les murs de nos villes à nos propres peaux je pense néanmoins que l'Irezumi doit rester l'Irezumi. Cette tendance aux couleurs pop-art-murales est un reproche que l'on pourrait adresser au style "japonisant" (tatouage réalisée avec un stylet électrique).

En soit l'Irezumi est fait pour être vu dans la pénombre, au coeur tellurique de "ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme".

Photographie du tatouage que j'ai réalisé inspiré par l'oeuvre "Le Tatouage" de Tanizaki.
Tebori de notre atelier d'Irezumi.

Il est impensable d'étudier la relation entre le horishi et l'ombre sans évoquer l'ancien bâtisseur des profondeurs, Darumagane sensei, dont les dégradés de noir étaient réputés pour leur troublante perfection. Des ombres capables de traverser les différents états d'humeur évoqués un peu plus haut. Darumagane sensei était à ce point obsédé par la technique des ombrages (bokashibori) qu'il confiait systématiquement le tracé des lignes à d'autres horishi (artisan tatoueur dans la tradition), méprisant cette partie du travail qu'il attribuait aux deshi (apprentis). La légende affirme que les intensités de ses dégradés pouvaient atteindre quatre niveaux contre deux chez les horishi actuels.

Ci-dessous une de nos pièces Nukibori en cours de réalisation et représentant un Ryu. Cette pièce est réalisée à la main, sans machine électrique. Les différentes intensités de noir, les ombrages en un mot, se façonnent en employant la technique bokashibori. J'ai nommé le rendu obtenu ci-dessous Darumaganebori en hommage au Maître.

Le dessin du Jorōgumo (voir photographies en haut de l'article) réalisé pour le film "IREZUMI" de Yasuzo Masamura, inspiré lui-même par l'oeuvre de Jun'ichirō Tanizaki, est à mes yeux un chef d'oeuvre. Notons par ailleurs que le film ne reprend pas seulement la nouvelle "Le Tatouage" ou "Shisei", mais fusionne celle-ci avec une autre nouvelle de Maître Tanizaki intitulée, "Le Meurtre d'O-Tsuya". L'amalgame des deux nouvelles est habile, résistant et possède l' élégance souple d'une toile d'araignée.

La page 77 de l'ouvrage "IREZUMI THE PATTERN OF DERMATOGRAPHY IN JAPAN" de Robert Van Gullik, fait référence à une typologie de tatouage que l'on observait à certains concours et qui pourrait nous intéresser dans le cadre de cet article. Il s'agissait d'une toile d'araignée tatouée sur toute la surface du dos, un fil de toile courant sur la jambe droite et se terminant sur la cheville, dans laquelle on pouvait localiser la petite architecte de cette toile d'encre.

Par ailleurs et en complément à ceci, la page 74, section destinée à l'Irezumi et à l'érotisme, décrit le tatouage de crabe associé aux courtisanes: pincer et capturer les clients, marcher en oblique par rapport à la société et à ses consignes imposées,... A l'époque cette notion de "pincer" et de "capturer" m'avait spontanément amené à penser au Shibari, au Kinbaku, aux Maîtres nawashi. Comme si ces derniers avaient aussi hérité d'une part du démon araignée.

Je me suis naturellement demandé si Maître Jun'ichirō Tanizaki n'avait pas été sensible à ces deux typologies de tatouage. Cela pourrait éventuellement apporter une explication quant au parti pris morphologique proposé par le dessin du Jorōgumo, tel qu'il est représenté dans le film de Yasuzo Masamura. Car cette tarentule semble forte comme un crabe, comme un crabe géant!

On sait à ce propos, que Tanizaki eut connaissance de recueils tels que Ruiju kinsei fûzoku shi (Collections de documents sur les moeurs d'Edo / voir Morisada Manko), publié en novembre 1908. C'est dans cet ouvrage d'ailleurs qu'il trouva les noms des tatoueurs dans la tradition célèbres mentionnés au début de son récit (Charibun sensei d'Asakusa, Yappei sensei et Konkonjirô sensei de la rue de Matsushima, Darumakin sensei spécialiste des tons dégradés, Karakusagonta sensei spécialiste des tatouages au cinabre). De tels ouvrages rassemblaient des historiettes, des faits divers, des portraits offrant entre autres des anecdotes sur des femmes arborant fièrement des tatouages d'étranges créatures (araignées, crabes, preux légendaires,...fort habilement placés sur le corps. Voir le terme kakushibori). Il est tout à fait probable que ce type de tatouages aient été observés dans le cadre des très populaires exhibitions ayant lieu dans des quartiers comme celui de Ryôgoku à Edo.

Ci-dessous trois photographies du tatouage Jorogumo que j'ai réalisé, inspiré donc par le film et les nouvelles de Maître Jun'ichirō Tanizaki.

Photographie du tatouage que j'ai réalisé inspiré par l'oeuvre "Le Tatouage" de Tanizaki.
Photographie du tatouage que j'ai réalisé inspiré par l'oeuvre "Le Tatouage" de Tanizaki.

Ainsi la lecture des pages 74 et 77 mais aussi le tatouage du film m'ont amené à penser au heikegani (平家蟹, ヘイケガニ, Heikeopsis japonica), crabe dont la carapace ressemble étrangement à un visage humain. Une croyance affirmait par ailleurs que ces crabes sont la réincarnation de l'esprit des guerriers Taira (平, ou Heike suivant la lecture chinoise du caractère) vaincus lors de la bataille de Dan-no-ura en 1185 telle que décrite dans le Heike Monogatari. J'ai donc profité de cette observation pour que ma "bête étrange, démoniaque" possède sur son dos un motif à caractère anthropomorphique rappelant le crabe, mais sans qu'il représente concrètement un visage humain, tout au plus une klecksographie, amplifiant ainsi l'aura surnaturelle de l'araignée.

Bien entendu on pourra ressentir dans cette démarche l'influence du maître de l'estampe Utagawa Kuniyoshi, dont les représentations de heikegani sont, bien entendu, inimitables. Soucieux de cohérence et d'une pincée de causalité pour mieux assaisonner mon araignée de mer, j'ai fait en sorte que les pattes de mon Jorōgumo ressemblent d'avantage à celles d'un crabe qu'à celles d'une araignée.

Crabes possédant les esprits des guerriers Taira. Utagawa Kuniyoshi sensei.
Crabe Heikegani dont la carapace ressemble étrangement à un visage humain.
Crabe Heikegani dont la carapace ressemble étrangement à un visage humain par Utagawa Kuniyoshi sensei.
Etudes pour mon projet de tatouage, le motif du corps de mon araignée reprend partiellement le propos anthropomorphique du heikegani.

Et c'est ainsi que le caractère fantastique du heikegani, le l'Eros Crabe, retrouve celui du Jorōgumo, le Thanatos Araignée,

Beaucoup d'histoires attribuent au Jorōgumo le pouvoir de métamorphose concédant à la créature la possibilité de se transformer en une femme d'une exceptionnelle beauté et portant parfois un bébé (qui se révèle en réalité être un sac d'oeufs d'araignée). La relève est assurée.

Dessin du Yokai Kokuri Babâ que j'ai réalisé quelques années auparavant et que je souhaitais décliner en une version Jorogumo. Finalement il aura inspiré le visage du tatouage présenté dans cet article.
Tebori de notre atelier d'Irezumi.
Plume à dessin de notre atelier d'Irezumi.

Bien évidemment je ne peux que vous encourager à découvrir l'oeuvre complète de Maître Jun'ichirō Tanizaki, éditée par La Pléiade en deux volumes:

Ainsi que le roman noir d'Armelle Malavallon "Dans la Peau" dont j'ai eu la chance de servir de modèle pour le protagoniste de l'intrigue. Un tatoueur qui bien que ne pratiquant pas l'Irezumi me ressemble fortement; et forcement au coeur de cette dangereuse toile narrative une tatouée portant un Jorogumo sur son dos se débat:

Pour terminer le superbe livre de la photographe Martha Cooper, Tokyo Tattoo 1970:


Même les étoiles peuvent perler

certaines matinées,

piégées par la toile d'araignée.

Tohibiki, atelier Donoeko.


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ATELIER DO NO EKO
TATOUAGE JAPONAIS ARTISANAL - TEBORI
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IREZUMI-HORIMONO-BUNSHIN-SHISEI
TECHNIQUE ANCIENNE - 
STYLE EDO (1603-1867)

NORMANDIE, FRANCE
KAMON DO NO EKO
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